33.

« J’ai une solution », déclara Caris à son père.

Il se laissa retomber sur le dossier de sa cathèdre, avec ce léger sourire aux lèvres qu’elle lui connaissait bien et qui signifiait qu’il n’était pas convaincu mais l’écouterait quand même. « Continue », dit-il.

Comment lui présenter au mieux son idée ? Elle était excellente, sans aucun doute. Elle sauverait son père de la faillite et permettrait à Merthin de bâtir son pont. « Voilà, se lança-t-elle. Et si nous faisions teindre et tisser notre surplus de laine et que nous le vendions ? » Elle retint son souffle, attendant sa réaction.

« C’est une solution à laquelle recourent souvent les lainiers en période difficile. Explique-moi pourquoi tu penses que ça marcherait maintenant. Combien cela nous coûterait-il ?

— Pour nettoyer la laine, la filer et la tisser, quatre shillings le sac.

— Et combien cela nous donnerait de tissu ?

— Trente-cinq aunes environ. Pour un sac de laine vierge de qualité inférieure acheté trente-six shillings et tissé pour quatre shillings de plus, le coût total serait de quarante shillings.

— Et tu vendrais le tissu obtenu à quel prix ?

— La bure écrue se vend un shilling le yard. En vendant le tout au prix de quarante-huit shillings, on gagnerait huit shillings sur le prix d’achat.

— Ce n’est pas beaucoup, compte tenu du travail.

— J’ai une autre idée, meilleure.

— Je t’écoute.

— Les tisserands vendent la bure écrue car ils sont pressés de gagner de l’argent. Si nous dépensons encore vingt shillings pour fouler la laine, l’épaissir, la teindre et accomplir tous les travaux de finition, nous pouvons la vendre le double, soit deux shillings le yard. Quatre-vingt-seize shillings le sac. Trente-six shillings de plus que le prix auquel vous avez acheté le sac de laine ! »

Edmond n’avait pas l’air convaincu. « Si c’est aussi facile, pourquoi tout le monde ne le fait-il pas ?

— Parce que les gens ne disposent pas des fonds à engager au départ.

— Moi non plus !

— Tu as les trois livres de Guillaume de Londres.

— Pour me retrouver sans un sou l’année prochaine quand je devrai acheter ma laine ?

— Au prix où les producteurs la vendent, vous feriez aussi bien de fermer boutique. »

Il rit. « Par les saints, tu as raison. Très bien, fais un essai avec de la laine vierge de qualité inférieure. J’ai cinq sacs de laine du Devon. Les Italiens n’en veulent jamais. Je t’en donne un. Vois ce que tu peux en faire. »

*

Deux semaines plus tard, Caris tomba sur Marc le Tisserand en train de démanteler son moulin à bras. La vue de ce pauvre homme démolissant une précieuse machine la bouleversa tant qu’elle en oublia un instant ses propres ennuis.

Un moulin à bras se composait de deux meules en pierre dont une face seulement était polie. La plus petite reposait sur la plus grande, bien ajustée dans un creux dentelé, les faces rugueuses placées l’une contre l’autre. Sur le côté, une poignée en bois permettait de faire tourner la pierre du dessus sur celle du dessous qui demeurait immobile. Placés entre les deux meules, les épis se transformaient rapidement en farine.

La plupart des habitants de Kingsbridge possédaient un moulin à bras. Seuls les indigents et les nantis n’en avaient pas, les premiers parce qu’ils n’en avaient pas les moyens, les seconds parce qu’ils achetaient leur farine déjà moulue. Pour les familles comme celle du tisserand, où chaque sou gagné servait à nourrir les enfants, posséder un moulin à bras était une source d’économie appréciable, une aubaine.

Marc avait sorti le sien devant sa porte, par terre. Armé d’un marteau à long manche emprunté à quelque forgeron, il s’apprêtait à le détruire sous les yeux de ses enfants – deux petites filles maigrichonnes vêtues de loques et un bambin qui allait tout nu. Il souleva le marteau au-dessus de sa tête. Le spectacle de ce géant au poitrail de cheval balançant son outil méritait d’être vu. La pierre se fendit comme une coquille d’œuf et éclata en mille morceaux.

« Mais que faites-vous, par Dieu ? s’écria Caris.

— Désormais, nous devons moudre le grain au moulin à eau du prieuré et leur remettre gratuitement un sac sur vingt quatre », expliqua Marc sur un ton soumis.

Caris fut horrifiée. « Je croyais que ces nouvelles règles s’appliquaient aux gens qui n’avaient pas de licence pour leur moulin à vent ou à eau.

— Demain, je dois faire le tour de la ville avec John le Sergent et fouiller les maisons à la recherche des moulins à bras dissimulés. Comment le faire si je n’ai pas détruit le mien auparavant ? C’est pourquoi je le détruis dehors, pour que tout le monde me voie.

— Godwyn s’ingénie à arracher le pain de la bouche aux pauvres gens ! s’énerva Caris d’une voix sombre. Je ne l’avais pas compris.

— Heureusement que nous avons eu une commande de tissage, grâce à vous.

— A propos, tout marche bien ? demanda Caris, reportant son intérêt sur ses propres affaires.

— C’est fini.

— Vous avez fait vite !

— En hiver, ça me prend plus longtemps. L’été, quand on a dans les seize heures de jour, avec l’aide de ma femme, je peux tisser quatre aunes et demie dans la journée.

— C’est merveilleux !

— Entrez, je vais vous montrer. »

Madge, l’épouse de Marc, se tenait près de l’âtre dans le fond de l’unique pièce que comptait leur maisonnette. Un petit garçon intimidé s’accrochait à ses jupes, elle en avait un autre sur un bras. De forte constitution, mais plus petite que son mari d’une bonne tête, elle ressemblait à un pigeon dodu avec sa forte poitrine et son postérieur en saillie. Sa mâchoire protubérante lui donnait un air agressif qui n’était pas entièrement fallacieux. Mais si elle était combative, elle avait aussi le cœur sur la main et Caris l’aimait bien. Elle offrit à sa visiteuse une tasse de cidre que celle-ci refusa par discrétion.

Monté sur son socle, le métier à tisser occupait la majeure partie de l’espace à l’avant de la maison. Derrière, près de la porte donnant sur le jardinet, il y avait une table et deux bancs. La nuit venue, la famille devait étendre tant bien que mal ses paillasses autour de ce grand cadre de bois pour dormir.

« Les panneaux que je tisse sur ce métier ne sont pas très larges, expliqua Marc. On dit des « douzaines étroites » parce qu’ils font douze yards de long sur un seul de large. Je ne tisse pas le drap. Je n’ai pas l’espace nécessaire pour un métier de cette taille. D’un sac de laine, je tire quatre douzaines », ajouta-t-il en désignant des rouleaux de bure écrue empilés contre le mur.

Caris lui avait apporté la laine vierge dans un sac de taille courante. Madge l’avait fait nettoyer, assortir et filer. C’étaient de pauvres femmes de la ville qui se chargeaient de ces tâches, aidées de leurs enfants.

Emplie d’excitation, Caris s’approcha du tissu pour le toucher. La première étape de son plan était accomplie. « Pourquoi le tissage est-il aussi lâche ? » s’étonna-t-elle.

Marc se raidit. « Lâche, ma bure ? C’est la plus serrée de tout Kingsbridge !

— Je sais. Je ne disais pas ça pour vous critiquer, mais parce que le tissu italien a un toucher très différent. Pourtant ils emploient nos laines.

— Ça dépend en partie du tisserand. S’il appuie fort sur la latte quand il rabat la laine.

— Je doute que tous les tisserands italiens aient plus de force que vous !

— Alors, c’est leurs métiers. Avec un meilleur cadre, le tissage est plus rapproché.

— C’est bien ce que je craignais. »

Elle entendait par là qu’elle ne pourrait pas concurrencer les lainages italiens de qualité supérieure, à moins d’acheter des métiers italiens, ce qui était hors de question. Réglons un problème après l’autre ! se dit-elle. Elle paya son dû à Marc : quatre shillings, desquels il devrait soustraire la moitié pour payer les femmes qui avaient filé la laine. Pour sa part, elle n’avait fait en théorie qu’un bénéfice de huit shillings. Huit shillings ne paieraient pas une grande partie du pont. En outre, à ce rythme-là, il faudrait des années pour tisser toute la marchandise de son père. « N’y aurait-il pas un moyen de produire le tissu plus rapidement ? » demanda-t-elle à Marc.

Ce fut Madge qui répondit. « Il y a d’autres tisserands en ville, mais la plupart sont déjà retenus par les marchands de tissu. Je peux vous en trouver en dehors de la ville. Les gros bourgs ont souvent un tisserand qui possède un métier chez lui.

Ils fabriquent surtout du tissu pour les villageois à partir de leur propre laine, mais ils peuvent sûrement prendre une commande, si la paye est bonne. »

Caris dissimula son inquiétude. « Eh bien, dit-elle, je vous ferai savoir si j’ai besoin d’eux. En attendant, pouvez-vous livrer ces rouleaux chez Pierre le Teinturier ?

— Bien sûr. Je m’en occupe tout de suite. »

Caris rentra chez elle pour le dîner, assez préoccupée. Pour que cette entreprise en vaille la peine, il faudrait dépenser presque tout l’argent dont son père disposait. Si les choses tournaient mal, leur situation serait pire encore. Y avait-il une autre solution ? Ce projet présentait de gros risques, certes, mais il n’y avait guère de solution : ou bien on l’adoptait, ou bien on restait les bras croisés, comme les autres marchands.

Pétronille était en train de servir un ragoût de mouton quand elle arriva à la maison. Edmond occupait sa place à table, sombre et pensif. Visiblement, ses revers financiers l’affectaient gravement. Il n’y avait plus trace de son exubérance habituelle. Caris se faisait du souci pour lui. Il était souvent distrait, aussi. « Je suis tombée sur Marc le Tisserand en train de détruire son moulin à bras, dit-elle en prenant place. Qu’est-ce que ça signifie, encore ?

— Godwyn est entièrement dans son droit ! réagit Pétronille, montant aussitôt sur ses ergots.

— Des droits qui n’ont plus cours depuis des années. Quel autre prieuré oserait agir de la sorte ?

— Saint-Albans ! riposta Pétronille sur un ton de triomphe.

— J’en ai entendu parler, de ce monastère. Les habitants de la ville se révoltent à longueur de temps.

— Le prieuré de Kingsbridge a tout à fait le droit de récupérer l’argent qu’il a dépensé pour bâtir des moulins, insista Pétronille. Que dirais-tu, Edmond, si quelqu’un s’avisait de construire un deuxième pont juste à côté du tien, alors que tu veux récupérer les fonds que tu y as investis ? »

Comme son père ne répondait pas, Caris prit la parole : « Tout dépend de la date. Le prieuré a bâti les moulins il y a des centaines d’années, en même temps qu’ont été creusés les étangs à poissons et qu’ont été aménagées des réserves pour les lapins de garenne. Personne n’a le droit de prendre des mesures qui vont à l’encontre du développement de la ville.

— Le prieur est habilité à collecter les sommes qui lui sont dues ! déclara la tante avec obstination.

— S’il continue sur cette voie, il n’aura plus personne auprès de qui collecter quoi que ce soit. Les gens partiront vivre à Shiring, où ils peuvent posséder des moulins à bras.

— Ne comprends-tu pas que les besoins du prieuré sont sacrés ? lança Pétronille avec colère. Les moines servent le Seigneur. En comparaison, la vie des citadins est insignifiante.

— C’est ainsi que pense Godwyn ?

— Évidemment.

— C’est bien ce que je craignais.

— Parce que la tâche du prieur n’est pas sacrée, à ton avis ? »

Ne sachant que répondre, Caris se contenta de hausser les épaules, laissant Pétronille savourer sa victoire.

Elle était trop énervée pour manger grand-chose de ce délicieux repas. À peine fut-il achevé qu’elle déclara : « Je dois aller voir Pierre le Teinturier.

— Tu vas encore faire des dépenses ? protesta Pétronille. Tu as déjà donné quatre shillings à Marc le Tisserand.

— Oui. Et le tissu vaut maintenant douze shillings de plus que la laine, ce qui fait que j’ai gagné huit shillings.

— Non. Tu les auras gagnés quand tu auras vendu le tissu. »

Pétronille exprimait tout haut les doutes qui agitaient la jeune fille dans ses moments les plus sombres. Mais sa tante l’avait piquée au vif et elle réagit promptement. « Je le vendrai, et même encore plus cher s’il est teint en rouge !

— Et combien Peter te prendra pour teindre et fouler quatre douzaines étroites ?

— Vingt shillings, mais la bure rouge vaudra deux fois plus cher que l’écrue, ce qui nous fera vingt-huit shillings de plus.

— À condition de la vendre ! Et si elle te reste sur les bras ?

— Je la vendrai.

— Laisse-la faire, intervint son père, s’adressant à Pétronille.

Je lui ai dit qu’elle pouvait tenter le coup. »

*

Le château de Shiring se dressait au sommet d’une colline. Il abritait les geôles et la demeure du shérif du comté. Mais ce n’était pas là que les prisonniers étaient exécutés. La potence était montée au pied de la colline, devant l’église, sur la place du marché. Les prisonniers y étaient conduits du château à bord d’une charrette.

C’était également sur cette place que se tenait la foire, entre la halle de la guilde et un grand bâtiment de bois appelé bourse à la laine, à quelques pas du palais de l’évêque. Dans les rues alentour, il y avait de nombreuses tavernes.

Cette année, en raison des problèmes que connaissait Kingsbridge, la foire de Shiring bénéficiait d’une affluence inégalée. Les stalles débordaient dans les ruelles adjacentes. Edmond avait apporté quarante sacs de laine à bord de dix chariots et il avait prévu d’en faire venir encore avant la fin de la semaine, si besoin était.

À la consternation de Caris, ce ne fut pas nécessaire. Car s’il vendit dix sacs le premier jour, il n’en écoula plus un seul jusqu’à la fin de la foire. Le dernier jour, il dut en brader dix autres à un prix inférieur à celui auquel il les avait achetés. De toute sa vie, la jeune fille ne l’avait vu aussi abattu.

Elle avait placé ses quatre rouleaux de tissu d’une couleur brun-rouge sur le présentoir de son père et vendait sa bure au détail. À la fin de la foire, il lui restait un seul rouleau sur les quatre. Le dernier jour, elle dit à son père : « Regarde ! Avant tu avais un sac de laine invendable et quatre shillings, aujourd’hui tu as trente-six shillings et un seul rouleau de tissu. »

Elle tentait ainsi de lui redonner courage mais, en vérité, elle était bien accablée. Certes, elle n’avait pas connu un échec cuisant, mais elle n’avait pas non plus remporté le triomphe qu’elle escomptait. Que faire ? Si elle ne parvenait pas à vendre son tissu plus cher qu’il ne lui coûtait à produire, alors le problème était insoluble. Elle abandonna son étal pour aller examiner la marchandise des concurrents.

La plus belle venait d’Italie, comme toujours. Caris s’arrêta devant la stalle de Loro le Florentin. Les marchands de tissu de son envergure n’achetaient pas la laine, même s’ils travaillaient souvent en étroite collaboration avec les acheteurs en gros. Loro remettait les recettes de ses ventes en Angleterre à Buonaventura qui les employait à acheter la laine vierge en Angleterre. À Florence, la famille de Buonaventura vendait la laine, et c’était sur ces gains-là qu’elle remboursait plus tard la famille de Loro. Cette pratique permettait d’éviter le transport toujours hasardeux de tonneaux remplis de pièces d’or et d’argent d’un bout à l’autre de l’Europe.

Loro n’avait plus que deux rouleaux de tissu sur son étal. Les couleurs en étaient beaucoup plus lumineuses que celles des tissus produits en Angleterre. « C’est tout ce vous avez apporté ? s’étonna Caris.

— Bien sûr que non. Tout le reste est vendu.

— Vraiment ? J’entends dire partout que c’est une très mauvaise foire. »

Il haussa les épaules. « Les belles étoffes se vendent toujours. »

Une idée était en train de se former dans l’esprit de Caris.

« C’est combien, l’écarlate ?

— Sept shillings le yard, maîtresse. »

Sept fois le prix de sa bure !

« Mais qui peut s’offrir cette merveille ?

— L’évêque m’en a pris une grande quantité de rouge et dame Philippa un peu de la bleue et de la verte. Et puis il y a les filles des brasseurs et des boulangers de la ville, les seigneurs et les dames des villages alentour. Il y a toujours quelqu’un qui prospère, même lorsque les temps sont durs... Ce vermillon serait superbe sur vous. » D’un geste rapide, il déroula le tissu et en drapa une longueur sur l’épaule de Caris. « Magnifique. Voyez comment les gens vous regardent déjà ! »

Elle sourit. « Je comprends maintenant pourquoi vous en vendez tant. » Elle fit rouler le tissu entre ses doigts, admirant le tissage très serré. Elle avait eu jadis un manteau de ce même écarlate italien. C’était son vêtement préféré. Il lui venait de sa mère. « Quel colorant utilisez-vous pour obtenir ce rouge ?

— De la garance, comme tout le monde.

— Mais vous y ajoutez certainement quelque chose pour que ce soit aussi lumineux ?

— De l’alun, ce n’est pas un secret. Ça rend les couleurs plus éclatantes, et ça les fixe aussi. Elles ne se fanent pas. Un manteau de cette teinte serait magnifique sur vous, un bonheur éternel.

— De l’alun, répéta-t-elle. Pourquoi les teinturiers d’ici n’en utilisent-ils pas ?

— C’est très cher. Ça vient de Turquie. C’est un luxe que seules certaines femmes peuvent se permettre.

— Et ce bleu, d’une couleur si profonde ?

— Comme vos yeux. »

Elle avait les yeux verts, mais ne le corrigea pas.

« Les teinturiers anglais emploient la guède ; nous, de l’indigo qui vient du Bengale. Les commerçants maures vont le chercher aux Indes et l’apportent en Égypte où nos marchands italiens l’achètent à Alexandrie... Vous imaginez tout le chemin parcouru pour satisfaire votre beauté exceptionnelle ?

— Oui, dit Caris. Je m’en faisais justement la réflexion. »

*

Pierre le Teinturier avait pour atelier un hangar au bord de la rivière, aussi vaste que la demeure d’Edmond. C’était un bâtiment en pierre composé uniquement de murs extérieurs, sans cloisons ni plancher. Deux feux immenses brûlaient sous deux chaudrons flanqués chacun d’une grue semblable à celle que Merthin avait fabriquée pour le toit de l’église Saint-Marc. Ces grues servaient à soulever les énormes sacs de laine ou de tissu pour les déposer dans les cuves. Le sol était toujours trempé, de sorte que les apprentis travaillaient pieds nus, vêtus de leurs seules culottes à cause de la chaleur. Dans cette atmosphère opacifiée par la vapeur, l’humidité faisait briller leurs cheveux et leurs visages dégoulinant de sueur. L’âcre odeur des lieux prit Caris à la gorge.

Elle montra à Pierre son rouleau de tissu invendu. « Je voudrais un écarlate semblable à celui des tissus italiens. C’est ce qui se vend le mieux. »

Peter hocha la tête avec accablement. De tempérament maussade, il prenait un air blessé quoi qu’on lui dise. Pour l’heure, il affichait la mine d’un homme victime d’une injustice. « Nous le teindrons avec de la garance.

— Et avec de l’alun, s’il vous plaît, pour fixer la couleur et la rendre plus éclatante.

— Nous n’employons pas ce produit. Nous n’en avons jamais employé. D’ailleurs, je ne connais personne qui en fasse usage. »

Caris se maudit intérieurement de n’avoir pas pensé à se renseigner plus avant. Elle avait supposé qu’un teinturier saurait tout ce qu’il convenait de savoir sur les colorants. « Pouvez-vous essayer quand même ?

— Je n’en ai pas. »

Caris soupira. Pierre, manifestement, était de ces artisans pour qui toute chose est impossible s’ils ne l’ont pas déjà faite auparavant. « Imaginons que j’arrive à en trouver.

— Où ça ?

— À Winchester, je suppose, ou à Londres. Ou peut-être à Melcombe. » C’était le grand port le plus proche. Des bateaux y accostaient de toute l’Europe.

« Même si j’en avais, je ne saurais pas comment l’utiliser.

— Vous ne pouvez pas vous renseigner ?

— Auprès de qui ?

— Eh bien, j’essaierai de mon côté. »

Il secoua la tête d’un air pessimiste. « Je ne sais pas...»

Elle n’avait pas envie de se disputer avec lui, c’était le seul teinturier en ville qui travaillait à grande échelle. C’est pourquoi elle dit sur un ton conciliant : « Je ne vais pas prendre plus de votre temps. De toute façon, d’ici à ce que je trouve de l’alun, le pont aura été achevé depuis belle lurette. »

Sur ces mots, elle partit. Qui, en ville, était susceptible d’avoir de l’alun ? Quelle bêtise de ne pas avoir posé plus de questions à Loro le Florentin ! Les moines devaient certainement savoir des choses comme celles-là, mais ils n’étaient plus autorisés à parler aux femmes. Elle décida d’aller trouver Mattie la Sage. La guérisseuse utilisait toutes sortes d’ingrédients pour ses mixtures. Elle se servait peut-être d’alun. En tout cas, et c’était le plus important, elle ne prétendrait pas savoir de quoi il s’agissait si elle l’ignorait, à la différence d’un moine ou d’un apothicaire qui inventerait n’importe quoi de peur de paraître idiot.

Mattie l’accueillit par ces mots : « Comment va ton père ? » Une fois de plus, constata Caris, Mattie devinait toujours ce qui la tracassait.

« Les mauvaises ventes à la foire de Shiring l’ont un peu secoué. Et puis, l’âge commence à se faire sentir, il oublie les choses.

— Prends soin de lui. C’est un homme bon.

— Je sais, répondit Caris sans bien comprendre où Mattie voulait en venir.

— Quant à Pétronille, c’est une vache égocentrique.

— Je suis bien placée pour le savoir. »

Mattie poussa vers Caris un mortier dans lequel elle était en train d’écraser des herbes au pilon. « Tiens, finis ça à ma place, si tu veux bien. Je vais te chercher une tasse de vin.

— Merci », dit Caris et elle se mit en demeure de broyer la mixture pendant que Mattie remplissait deux bols de bois d’un vin jaune qu’elle conservait dans une cruche en pierre.

« Pourquoi es-tu là ? Tu n’es pas malade, pourtant.

— Tu sais ce qu’est l’alun ?

— Oui. En petite quantité, on s’en sert comme astringent, pour refermer des blessures ; on en prend aussi pour stopper la diarrhée. En grande quantité, c’est un poison qui fait vomir, comme la plupart des poisons. Il y en avait dans la potion que je t’ai donnée l’année dernière.

— Qu’est-ce que c’est ? Une herbe ?

— Non, c’est de la terre. Les Maures l’extraient dans des mines en Turquie et en Afrique. Les tanneurs en utilisent parfois pour assouplir le cuir. J’imagine que tu veux t’en servir pour teindre des tissus.

— Oui. » Comme toujours, Mattie faisait montre d’une précision surnaturelle dans ses suppositions.

« L’alun agit comme un mordant, il pénètre les fibres de la laine et permet de fixer les couleurs.

— Où t’en procures-tu ?

— À Melcombe », dit Mattie.

*

Caris fit le voyage jusqu’au port de Melcombe qu’elle connaissait pour y être allée plusieurs fois. Deux jours de route sous la protection d’un employé de son père. Sur les quais, elle rencontra un négociant en épices, qui faisait également commerce d’oiseaux des îles, d’instruments de musique et de toutes sortes de curiosités provenant des contrées les plus lointaines. Il lui vendit une variété d’alun connue sous le nom de « spiralum », qui provenait selon lui d’Éthiopie, ainsi qu’un tonnelet d’une teinture rouge extraite de la racine d’une garance particulière, cultivée en France. Il lui réclama sept shillings pour le tonnelet ; le sac d’alun lui avait déjà coûté une livre. Ignorant leur valeur, Caris n’aurait su dire si elle les avait obtenus pour un bon prix. En fait, il lui avait cédé tout ce qu’il possédait et il lui promit de lui en trouver encore dès qu’un autre bateau accosterait d’Italie. Elle lui demanda en quelles quantités cette garance et l’alun devaient être utilisés, mais il ne put lui répondre.

De retour à Kingsbridge, elle entreprit de teindre dans une marmite des morceaux de son coupon invendu. Pétronille s’étant plainte de l’odeur, Caris s’installa dans la cour derrière la maison. Elle savait qu’elle devait faire bouillir le tissu dans une solution d’eau et de colorant. Peter lui avait indiqué les proportions à respecter. En revanche, elle n’avait pas la moindre idée de la façon dont on utilisait l’alun.

Commença alors une éprouvante période d’essais. Elle plongeait le tissu dans l’alun avant de le teindre ; elle mélangeait l’alun à la teinture et faisait bouillir le tissu. Ou bien elle faisait tremper le tissu teint dans l’alun. Elle poursuivit l’expérimentation en utilisant tantôt la même quantité d’alun et de colorant, tantôt plus, tantôt moins. À la suggestion de Mattie, elle tenta d’ajouter d’autres ingrédients : de l’écorce de chêne, de la craie, de l’eau de chaux, du vinaigre et même de l’urine.

Le temps pressait. Partout, dans toutes les villes du pays, seuls les marchands appartenant à une guilde étaient habilités à vendre du tissu, sauf en période de foire où les règles étaient moins strictes. Or, toutes les foires se tenaient en été. La dernière, la foire de Saint-Gilles, une ville à l’est de Winchester, dans la région des Downs, se tenait le jour de la Saint-Gilles, le 12 septembre. Et on était déjà à la mi-juillet. Il ne restait donc que huit semaines à Caris.

Elle débutait de bon matin et s’échinait jusque bien après la tombée de la nuit. À force de remuer sans cesse le tissu dans la marmite, le sortant de l’eau pour l’y replonger, elle avait le dos en miettes. Ses mains étaient rougies et endolories par toutes ces manipulations et ses cheveux avaient une odeur de teinture. Les déceptions se succédaient, mais pourtant elle se sentait heureuse et fredonnait parfois en travaillant, chantant de vieux airs appris dans l’enfance et dont elle se rappelait à peine les paroles. Dans leurs cours, les voisins, pris de curiosité, jetaient des coups d’œil par-dessus leurs barrières.

« Est-ce là mon destin ? » s’interrogeait-elle parfois. Elle qui s’était si souvent demandé ce qu’elle ferait de sa vie, elle en venait presque à croire qu’elle n’avait peut-être pas d’autre choix que de devenir teinturière. La médecine lui était interdite ; le commerce de la laine ne semblait pas une bonne idée ; et la vie de famille ne l’attirait pas, trop effrayée à l’idée de devenir l’esclave d’un mari ou d’enfants. Teindre du tissu, voilà bien une idée qui ne lui était jamais venue à l’esprit ! Quand elle s’y arrêtait, elle se disait que cette occupation n’avait jamais été son rêve dans la vie et qu’en aucun cas elle n’en ferait son destin. Mais elle avait commencé une chose et elle était déterminée à la mener à bien.

Tout d’abord, elle n’obtint qu’une teinte tantôt brun rougeâtre, tantôt rose pâle. Puis, quand elle eut presque obtenu l’écarlate recherché, ce fut pour découvrir à son grand dam que la couleur fanait en séchant au soleil ou encore disparaissait une fois le tissu lavé. Elle essaya de procéder à une double teinture, mais le résultat se révéla tout aussi provisoire. Pierre lui indiqua, assez tardivement, que la laine absorberait mieux le colorant si elle était teinte avant d’être tissée, voire avant d’être filée. Elle suivit son conseil. La nuance s’en trouva certes améliorée, mais la couleur n’en fut pas plus stable pour autant.

« Il n’y a qu’un seul moyen d’apprendre à teindre, c’est auprès d’un maître », lui répétait Pierre, et elle se dit qu’il en allait toujours ainsi. Le prieur Godwyn avait appris la médecine en lisant des livres écrits des centaines d’années auparavant, et il prescrivait ses remèdes sans même ausculter le patient. Elfric avait puni Merthin pour avoir sculpté la parabole des vierges selon une vision nouvelle ; quant au teinturier, il n’avait jamais essayé de teindre un tissu en écarlate. Il n’y avait que Mattie pour fonder ses déductions sur ses observations personnelles plutôt que sur des autorités vénérées.

Tard, un soir, sa sœur Alice vint dans la cour la regarder travailler, les lèvres pincées et les bras croisés sur sa poitrine. Dans l’obscurité croissante, son visage éclairé par le feu rougeoyant exprimait la désapprobation. « Quelle somme d’argent appartenant à notre père as-tu dépensée pour ces bêtises ? »

Caris fit rapidement l’addition. « Sept shillings pour la garance, une livre pour l’alun, douze shillings pour le tissu. En tout, trente-neuf shillings.

— Dieu nous garde ! » s’écria Alice, horrifiée.

Le total abasourdit Caris elle-même. Il dépassait de loin ce que la plupart des habitants de Kingsbridge gagnaient en une année. « C’est beaucoup, mais je rentrerai largement dans mes frais, affirma-t-elle.

— Tu n’as pas le droit de jeter son argent par les fenêtres comme tu le fais !

— Pas le droit ? rétorqua Caris. J’ai sa permission. Que me faut-il de plus ?

— Il montre des signes de vieillissement. Son jugement n’est plus aussi sûr qu’avant. »

Caris feignit de ne pas l’avoir remarqué. « Il a tout son discernement et un jugement certainement meilleur que le tien !

— Tu dépenses notre héritage !

— C’est ça qui te tracasse ? Ne t’inquiète pas. Je vais te faire gagner de l’argent.

— Je ne veux pas prendre de risque.

— Ce n’est pas toi qui le prends, c’est lui !

— Il ne devrait pas gaspiller l’argent qui doit nous revenir !

— Qu’attends-tu pour le lui dire ? »

Alice tourna les talons, vaincue. Mais Caris était loin d’éprouver l’assurance qu’elle affichait. Elle ne trouverait peut-être jamais le secret de cette teinture. Que ferait-elle, alors ? Que ferait son père ?

Enfin, elle parvint au but. La formule était toute simple : une once de garance et deux onces d’alun pour trois onces de laine. Il fallait d’abord faire bouillir la laine dans l’alun, puis ajouter la garance, mais ne pas faire bouillir à nouveau. En revanche, il convenait d’employer un troisième élément : de l’eau de chaux. Le résultat obtenu dépassait toutes les espérances de Caris : un rouge éclatant, presque identique au rouge des Italiens. Elle n’en croyait pas ses yeux ! Las, ce rouge allait certainement déteindre, lui procurer une nouvelle déception. Mais la couleur ne vira pas en séchant. Elle supporta parfaitement un nouveau lavage et même un second foulage.

Elle transmit la formule à Pierre qui, sous sa surveillance attentive, utilisa tout le reste d’alun pour teindre dans l’une de ses cuves géantes neuf aunes d’un lainage tissé à partir de laine de qualité supérieure. Une fois le tissu foulé, Caris paya un finisseur pour l’ébarber à l’aide de cette petite fleur sauvage qui s’accroche aux vêtements et pour réparer certains petits défauts.

Et ce fut, lestée de sa balle d’un rouge lumineux et parfait, qu’elle se rendit à la foire de Saint-Gilles.

Comme Caris déroulait son lainage sur l’étal, un homme à l’accent londonien lui en demanda le prix.

Elle l’examina. Ses vêtements étaient coûteux, mais sans ostentation. À défaut d’être noble, il devait être riche. Masquant de son mieux le tremblement de sa voix, elle répondit : « Sept shillings le yard. C’est la plus belle qualité...

— Non ! Je voulais dire : combien la balle entière ?

— Elle fait douze yards, messire, ce qui fait donc quatre vingt-quatre shillings. »

Il frotta le tissu entre son pouce et son index. « Il n’est pas aussi serré que le lainage italien, mais il n’est pas mal. Je vous en donnerai vingt-sept florins d’or. »

Les pièces d’or de Florence servaient couramment de monnaie d’échange, car l’Angleterre ne frappait pas de monnaie en or. Un florin équivalait peu ou prou à trois shillings, soit trente six pennies d’argent. Le Londonien lui proposait donc d’acheter la balle entière pour seulement trois shillings de moins qu’elle en aurait tiré en vendant le tissu au détail. Devinant qu’il n’était pas homme à marchander, car sinon il en aurait proposé un prix moindre, elle refusa, s’émerveillant de sa témérité.

« Bien », dit-il sans hésiter, lui confirmant ainsi qu’elle pouvait se fier à son instinct. Elle le regarda sortir sa bourse en frémissant. Un instant plus tard, elle tenait dans sa main vingt-huit florins.

Elle en prit un et le retourna entre ses doigts. Il était un peu plus grand qu’un penny d’argent. Sur une face était gravée l’image de saint Jean-Baptiste, le patron de Florence, sur l’autre une fleur, symbole de la ville. Elle la déposa sur le plateau d’une balance pour comparer son poids à celui d’un florin frappé récemment que son père conservait spécialement à cette intention. La pièce du Londonien était bonne.

« Merci, dit-elle, osant à peine croire à son succès.

— Je m’appelle Harry Lemarchand, de Cheapside, à Londres, dit-il. Mon père est le plus grand marchand de tissu d’Angleterre. Quand vous aurez encore de cette écarlate, venez nous voir à Londres. Nous vous achèterons tout ce que vous pourrez nous apporter. »

*

« Tissons toute la laine invendue ! dit-elle à son père, une fois de retour à Kingsbridge. Il nous reste quarante sacs de laine.

Transformons tout en étoffe rouge.

— C’est une grande entreprise », dit-il pensivement.

Caris était certaine de son succès. « Il y a des quantités de tisserands, et ils vivent tous misérablement. De plus, Pierre n’est pas le seul teinturier en ville. On peut enseigner aux autres comment utiliser l’alun.

— Et si ton secret est connu, tout le monde te copiera ! »

Il avait raison de se faire l’avocat du diable, mais ses objections ne calmaient pas Caris. Elle bouillait d’impatience de se mettre à l’ouvrage.

« Qu’ils nous copient ! Qu’ils gagnent de l’argent, eux aussi.

— Dès qu’il y aura abondance de tissu, le prix chutera, dit-il encore, ne voulant pas se laisser entraîner dans une aventure.

— Ce n’est pas demain la veille que cette affaire cessera d’être profitable. »

Il hocha la tête. « C’est vrai. Mais pourras-tu en vendre une telle quantité ? Les gens riches ne sont pas légion à Shiring ou ici.

— Alors je l’emporterai à Londres.

— D’accord, admit-il avec un sourire. Je vois que tu es déterminée et ton projet est avisé. Mais même s’il était mauvais, je suis sûr que tu saurais en tirer quelque chose. »

Elle alla de ce pas trouver Marc le Tisserand et passa un accord avec lui pour qu’il se mette immédiatement à la tâche. Elle s’organisa également pour que Madge prenne un char à bœuf appartenant à Edmond et fasse le tour des villages voisins avec quatre sacs de laine à répartir entre plusieurs tisserands.

Le reste de la famille ne voyait pas les projets de Caris d’un bon œil. Le lendemain, Alice vint dîner. À peine se furent-ils assis à table que Pétronille prit son frère à parti : « Je pense, ainsi qu’Alice, que tu devrais reconsidérer ce projet de tissu. »

Au désespoir de Caris, son père ne répondit pas qu’il avait pris sa décision et qu’il était trop tard pour la remettre en question. Sur un ton bon enfant, il s’enquit : « Ah bon ? Et pourquoi ça ?

— Tu risques de perdre jusqu’à ton dernier sou. Voilà pourquoi !

— Toute ma fortune ou presque est déjà en péril, répliqua t-il. J’ai un entrepôt bourré de laine que je ne peux pas vendre.

— Tu risques de te retrouver dans une situation bien pire encore.

— C’est un risque que j’ai décidé de prendre.

— Ce n’est pas juste envers moi ! intervint Alice.

— Tiens donc ! Et pourquoi ?

— Caris dépense mon héritage ! »

Edmond s’assombrit et marmonna tout bas : « Je ne suis pas encore mort ! »

Pétronille pinça les lèvres, comprenant le sous-entendu. Mais Alice insistait, sourde à la colère de son père. « Il faut penser à l’avenir. Pourquoi Caris aurait-elle le droit de dépenser un héritage auquel j’ai droit ?

— Parce qu’il n’est pas encore à toi et ne le sera peut-être jamais !

— Tu ne peux pas jeter par les fenêtres un argent qui devrait me revenir.

— Je ne laisserai personne me dicter ce que je dois faire de ma fortune, et encore moins mes enfants ! » s’écria Edmond.

Sa voix vibrait d’une telle fureur qu’Alice ne put l’ignorer. Elle reprit sur un ton plus serein : « Je ne disais pas ça pour t’ennuyer. »

Il répondit par un grognement, incapable de se fâcher longtemps, quand bien même les excuses d’Alice n’étaient guère satisfaisantes. « Dînons tranquillement. Je ne veux plus entendre un mot à ce sujet ! » conclut-il, et Caris comprit que son projet avait survécu une journée de plus.

Sitôt le dîner achevé, elle partit chez Pierre le Teinturier pour le prévenir de la grande quantité de travail qui l’attendrait bientôt.

« Ce ne sera pas possible », dit-il.

Sa réponse la prit au dépourvu. Connaissant son caractère taciturne, elle insista, sachant qu’il finissait toujours par se rendre à ses vues. « Ne vous inquiétez pas, vous n’aurez pas tout à teindre. Je donnerai une partie du travail à d’autres teinturiers.

— Ce n’est pas la teinture, c’est le foulage.

— Comment ça ?

— Le prieur Godwyn a publié un nouvel édit : nous n’avons plus le droit de fouler la laine nous-mêmes. Nous sommes tenus d’utiliser le moulin du prieuré.

— Eh bien, faisons le foulage là-bas.

— Leur moulin est trop lent. La machinerie est vétuste et casse à longueur de temps. Elle a été réparée maintes et maintes fois. Cet assortiment de vieux bois et de bois neuf n’est plus capable d’effectuer la besogne correctement. On aura aussi vite fait de fouler la laine nous-mêmes en la piétinant dans l’eau. De plus, il n’y a qu’un seul moulin. Il suffira à peine aux besoins courants des tisserands et des teinturiers de Kingsbridge. »

C’était insensé ! Son projet n’allait pas échouer à cause d’un décret stupide édicté par son cousin ! Elle objecta, soulevée par l’indignation : « Mais si son moulin ne suffit pas à la tâche, le prieur ne peut pas nous interdire de fouler nous-mêmes la laine ! »

Peter haussa les épaules. « Essayez de le lui dire !

— Vous pouvez compter sur moi ! »

Elle s’élança d’un pas vif en direction du prieuré. À mi-chemin elle s’arrêta. Si le prieur avait coutume de recevoir les habitants de Kingsbridge dans la grande salle de sa maison, il était peu fréquent qu’une femme se rende seule chez lui et, de surcroît, sans avoir annoncé sa visite. Godwyn était de plus en plus pointilleux sur ces détails. D’ailleurs, le prendre de front n’était peut-être pas le meilleur moyen de le faire changer d’avis. Mieux valait s’octroyer un temps de réflexion. Elle rentra donc chez elle pour en débattre avec son père.

À l’annonce de cette nouvelle, Edmond réagit aussitôt : « Cette fois-ci, le jeune Godwyn marche sur des sables mouvants. L’usage du foulon n’a jamais été assorti d’un paiement. Selon la légende, il a été construit au temps du grand prieur Philippe par Jack le Bâtisseur et, à sa mort, le prieur a accordé aux habitants de la ville le droit de l’utiliser gratuitement à perpétuité.

— Pourquoi ont-ils cessé de l’utiliser, alors ?

— Parce qu’il est tombé en décrépitude. Il y a dû y avoir une dispute à propos des frais d’entretien, j’imagine. Et comme elle n’a jamais été réglée, les gens ont recommencé à fouler le tissu eux-mêmes.

— Dans ce cas-là, Godwyn n’a pas le droit de réclamer un paiement et encore moins d’exiger qu’on utilise son moulin !

— Non, en effet. »

Edmond envoya un messager au prieuré pour demander à Godwyn quand il lui serait possible de le recevoir. La réponse revint sans tarder : « Tout de suite. » Et c’est ainsi qu’Edmond et Caris traversèrent la rue pour se rendre chez le prieur.

En voyant son cousin, Caris le trouva bien changé en un an de temps. Il avait perdu son ardeur de jeune homme pour devenir circonspect, comme s’il s’attendait en permanence à être attaqué. L’idée lui traversa l’esprit qu’il n’avait peut-être pas la force de caractère nécessaire pour remplir les fonctions de prieur.

Philémon, présent à ses côtés, donnait de lui-même un spectacle pathétique tant il s’appliquait à bien faire, tantôt apportant des chaises, tantôt versant les boissons. En même temps, il y avait dans son attitude une assurance nouvelle, comme s’il tenait à prouver qu’il était bel et bien à sa place en ce lieu.

« Alors, Philémon, te voici oncle maintenant, lui lança Caris.

Comment trouves-tu ton neveu Sam ?

— Je suis novice, minauda-t-il sans raison. En tant que tel, j’ai renoncé à tout lien familial en ce bas monde. »

Caris n’insista pas. Elle savait qu’il aimait beaucoup sa sœur Gwenda. S’il voulait prétendre le contraire, libre à lui !

Edmond exposa le problème sans détour. « Si les lainiers de Kingsbridge ne parviennent pas à redresser leurs fortunes, les travaux sur le pont devront s’arrêter. Heureusement, nous avons imaginé une nouvelle source de revenus. Caris a découvert le moyen de produire un tissu écarlate de haute qualité. Une seule chose entrave le succès de cette entreprise : le foulage.

— Pourquoi ? s’étonna Godwyn. Le tissu peut être foulé dans notre moulin.

— Apparemment c’est impossible. Le moulin est vieux et délabré. Il satisfait à peine les besoins existants. Il n’a pas la capacité requise pour accomplir des tâches supplémentaires. De deux choses l’une : ou bien vous construisez un nouveau foulon...

— C’est hors de question, le coupa Godwyn. Je ne dispose pas des fonds nécessaires.

— Très bien, dit Edmond. Alors, vous devez autoriser les gens à fouler leur tissu selon l’ancienne méthode : pieds nus dans l’eau. »

L’expression de Godwyn rappela à Caris bien des souvenirs d’enfance. Il s’y mêlait de la rancœur, de l’orgueil blessé et un entêtement indomptable. Dès qu’il n’obtenait pas satisfaction, Godwyn prenait cet air et l’on pouvait être sûr qu’il allait recourir à toutes les intimidations imaginables pour faire plier ses camarades. Lorsqu’il n’y parvenait pas, il tournait les talons et rentrait chez lui, comme si la contradiction était pour lui l’humiliation suprême, une blessure insupportable. Cette explication valait ce qu’elle valait, mais en voyant Godwyn se renfrogner, Caris comprit qu’il serait sourd à tout raisonnement.

En effet, ce fut sur un ton irrité qu’il répliqua à Edmond : « J’étais sûr que vous vous opposeriez à mes décisions ! Vous semblez croire que le prieuré existe pour le seul bénéfice de Kingsbridge. Il est grand temps que vous compreniez que c’est l’inverse. »

Edmond ne tarda pas à manifester son exaspération. « Ne voyez-vous pas que nous dépendons l’un de l’autre ? Nous pensions que vous aviez compris cette intime corrélation, c’est pourquoi nous avons soutenu votre élection.

— J’ai été élu par les moines, pas par les marchands ! La ville dépend peut-être du prieuré, mais le prieuré existait ici bien avant qu’il y ait seulement une bourgade. Nous n’avons pas besoin de vous pour exister.

— Exister comme un bastion isolé, et non pas comme le cœur d’une ville débordant d’activité. »

Caris jugea bon d’intervenir : « Vous voulez certainement que Kingsbridge retrouve sa prospérité, Godwyn, sinon vous ne seriez pas allé à Londres vous opposer au comte Roland.

— Je suis allé devant la cour royale de justice afin de défendre les droits antiques du prieuré. Ce que j’essaie de faire ici même, en ce moment.

— C’est de la trahison pure et simple ! s’indigna Edmond. Nous vous avons soutenu en tant que prieur parce que vous nous avez incités à croire que vous construiriez le pont !

— Je ne vous dois strictement rien ! répondit Godwyn. Ma mère a dû vendre sa maison pour m’envoyer à l’université. Où étiez-vous alors, mon oncle fortuné ? »

Que Godwyn puisse conserver en lui une rancœur vieille de dix ans stupéfia Caris. Quant à Edmond, il devint froidement hostile : « Je ne crois pas que vous disposiez de quelque droit que ce soit pour obliger la population à utiliser votre foulon ! »

Surprenant le regard qu’échangeaient Godwyn et Philémon, Caris comprit qu’ils en étaient parfaitement conscients. Godwyn déclara : « Il a pu y avoir des périodes où les prieurs ont généreusement autorisé les habitants à utiliser notre moulin gratuitement.

— C’était un don du prieur Philippe à la ville.

— Je ne sais rien de cela.

— Vous possédez forcément un document dans vos archives. » Godwyn se fâcha. « Les habitants ont laissé ce moulin tomber en ruine pour que le prieuré paye les réparations. C’est suffisant pour invalider n’importe quel don. »

Caris devina alors que son père avait raison : Godwyn s’était aventuré sur des sables mouvants. Il était tout à fait au courant du don accordé par le prieur Philippe, mais il avait décidé de faire comme s’il n’en savait rien. Edmond lança une ultime tentative. « Nous pouvons sûrement régler cette question à l’amiable.

— Je ne reviendrai pas sur mon édit, décréta Godwyn. J’aurais l’air d’être faible. »

Voilà donc ce qui le tracassait, la crainte de déchoir en changeant d’avis, de ne plus être respecté par les habitants de la ville. Paradoxalement, son obstination venait d’une sorte de timidité. Cette découverte laissa Caris ébahie.

Edmond poursuivait : « Nous voulons, l’un comme l’autre, nous épargner le désagrément et les frais d’une autre visite devant la cour royale. »

Godwyn se raidit. « Me menaceriez-vous d’un procès en justice ?

— J’aimerais l’éviter. Mais...»

Caris ferma les yeux, priant pour que les deux hommes ne poussent pas leur dispute jusqu’à de telles extrémités. Sa prière ne fut pas exaucée.

« Mais quoi ? » lança Godwyn sur un ton provocateur.

Edmond laissa échapper un soupir. « Si vous interdisez aux habitants d’effectuer le foulage chez eux et les forcez à utiliser votre moulin, je ferai appel au roi.

— Qu’il en soit ainsi ! » répliqua Godwin.

Un Monde Sans Fin
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